Engagé volontaire pour l’Indochine
Récit de Raymond Lindemann.
Membre de l'association des anciens des Troupes de marine de Drôme Ardèche.
A Ajaccio, le 24 septembre 1952, jour de mes 18 ans, autorisation maternelle en poche, accompagné par Mr. Sabatier, père d’un ami d’enfance - Capitaine en retraite de l’Arme Coloniale - je me présente à la caserne ABBATUCI où je signe un engagement de 3 ans au titre des Parachutistes, pour servir en Extrême Orient. Dirigé sur Bastia, je rejoins un groupe de nouveaux engagés, et embarquons pour Marseille
Le 3ème RIMa, entre dans la caserne Delestraint à Vannes.
Pris en charge, je suis dirigé sur Vannes où j’arrive le 1er octobre 1952, à la caserne DELESTRAINT. Après 5 semaines de classe accélérée, ordre serré, maniement d’armes, quelques séances de tir, le 12 novembre, nous voilà partis à pieds pour MEUCON, afin d’effectuer le stage de sauts. La marche dure 3 jours, sac au dos de 25 kg et armement.
C’est une épreuve sélective, d’endurance, de solidarité, avant le stage. Arrivés à MEUCON, nous avons perdu 10 % de l’effectif. Le mauvais temps aidant, le stage se déroule le 12 décembre. Nous portons enfin, le béret rouge, mon numéro de brevet sera le 66187. L’évènement fut arrosé de bonne manière avec les moyens du bord
Cette promotion, la 54ème forme la compagnie de renfort désignée pour servir en Extrême Orient. Nous recevons nos permissions (10 jours), l’embarquement est prévu le 29/12/1952. Je pars pour la Corse, et compte tenu des délais de route, ne suis de retour à St BRIEUX que le 2 janvier 1953. Le bateau est parti dans moi… Ce sera une chance au vu de l’instruction sommaire reçue.
Affecté au 1er BPC 3ème Compagnie, ma formation se poursuit jusqu’au départ en Indo.
Raymond Lindemann, portant fièrement son brevet para, s'embarque à Marseille pour l'Indochine.
Le bataillon embarque à Marseille le 20 juin 1953, sur le PASTEUR, arrivé à HAÏPHONG le 1er juillet, direction HANOÏ par chemin de fer. Notre premier quartier est près du grand lac. Dès le 23 juillet, nous partons en opération dans le haut Laos, à XIENG-KOUANG. Nous faisons connaissance avec les Viets, lors de petits accrochages, avec des éléments régionaux, et essuyons nos premières pertes.Le Bataillon est commandé par le Commandant SOUQUET. L’encadrement au niveau des S/Officiers est bon, notre moral également. La 3ème Cie est commandée par le Capitaine LESEC, je suis tireur à la mitrailleuse de 30.
Jusqu’au 17 septembre, nous opérons dans cette région montagneuse, couverte de forêts épaisses, pleine de bruits inconnus, et propre aux embuscades. Les marches sont extrêmement pénibles, sur des pistes souvent réduites à une simple trace dans la jungle. Ces quelques semaines ont eu pour nous valeur d’entraînement, et de mise en condition pour les opérations futures. Le bataillon est composé de très jeunes hommes entre 18 et 25 ans, mais l’encadrement formés d’anciens à 1 ou 2 séjours dans 80% des cas, de plus nous sommes jaunis à 30%.
Ce fut ensuite des opérations dans le Delta, les opérations «Brochet» 1-2-3-4, où nous apprenons à patauger dans les rizières. Dans la région de HONG YEN, dans le canal des bambous, nous sommes à la poursuite du Régiment 42. Nous faisons connaissance avec les mines et autre engins, avec pour conséquence des pertes sensibles.
Divers combats dans la région de CHO-GANH, mais malheureusement le Rgt.42 réussira à passer par un point faible du dispositif, avec néanmoins de lourdes pertes 640 tués 500 prisonniers. Parmi nous beaucoup de blessés et quelques tués sur des mines. Fin de l’OP retour à HANOÏ, dans de nouveaux quartiers, situés à la Cité ROBIN, près de l’Hôpital LANESSAN.
Après quelques jours de repos, occupés à monter la garde sur les terrains d’aviation, qui ont subi des attaques V.M, nous sommes mis en alerte aéroportée et consignés au quartier le 18 novembre 1953.
Segura, Raymond Lindemann portant sa mitrailleuse, Boscheti tireur au mortier 60mm; Hanoï février 1954
Le 20 novembre, c’est l’OPA Castor, sur DIEN BIEN PHU. En début de matinée, le 6ème BPC saute en tête, assumant le plus gros du combat. Ensuite le 2/1 RCP est largué sur la Dz « Simone », mais loin de son objectif.
Notre unité saute vers 14h 3O sur la Dz « Natacha » en appuis du 6ème. Vers 16h 3O, après quelques combats sporadiques, la cuvette est investie.
Quelques blessés chez nous, le 6 a subi de grosses pertes. Le lendemain, le bataillon est dirigé sur une colline, qui sera plus tard nommée « Dominique », à l’Est du dispositif. Notre travail principal consiste à creuser des tranchées, déboiser, construire des blockhaus, poser des barbelés, avec les moyens du bord…Une Cie par roulement descend travailler à la réfection du terrain d’aviation. Nous agissons par petits raids aux alentours, à travers la jungle, avec d’autres bataillons. Tous les indices relevés, indiquent la présence proche des Viet-Minh.
Le 11 décembre, le bataillon et une partie du 2/1 RCP se dirigent sur la RP41 à 5 km du centre de DIEN BIEN PHU. Vers 10 heures , à hauteur du village de BAN HIM LAM, la 1ère Cie du bataillon est assaillie par une vague de fantassins Viet, appuyés par de violents tirs de mortier. L’arrivée du reste des Unités avec l’intervention de l’Artillerie sauve la 1ère Cie de l’anéantissement. Les pertes sont sévères - 12 tués 26 blessés
Une fouille des cadavres ennemis révèle que l’embuscade a été montée par le Bataillon 888; les Viets viennent de faire leur apparition dans la cuvette.
Par la suite, nous intervenons en élément de recueil pour soutenir l’évacuation de LAÏ CHAU, ils ont une centaine de kilomètres à parcourir à travers les unités V.M. Les marches dans la jungle sont épuisantes, au retour, nous mettons une vingtaine d’heures pour parcourir seulement 15 km.
En décembre à nouveau, en recueil pour soutenir le 1er BEP et le 5ème BPVN qui se replie après des combats meurtriers, à une dizaine de km de la cuvette.
Le 16 décembre, nous quittons la position. Les Dakotas nous ramènent à HANOÏ. La relève dans la cuvette sera faite par des Bataillons de toutes Armes. Nous ne fûmes pas longtemps au repos. L’offensive Viet Minh sur le moyen Laos était en cours.
Le 26 décembre, le groupement aéroporté n°1 dont notre Bataillon, est aéro-transporté sur SENO; où nous prenons position à une dizaine de Km de la base aéro terrestre.
Le 8 janvier 1954, le Bataillon, maintenant commandé par le Commandant BAZIN de BEUZON, est en position face au village de BAN NA KHAN. Une Cie part en reconnaissance sur le village et s’accroche avec des éléments V.M. Le bataillon au complet part sur l’objectif, tombe dans une terrible embuscade, montée par le bataillon 309 du Rgt 101 et des unités régionales. Les Viets attaquent par vagues au clairon. Le village est pris et repris; malheureusement sur une erreur de panneautage, 2 chasseurs bombardier lâchent 4 bidons de napalm sur la section du Lieutenant WEBER, qui montait à l’assaut du village - peu de survivants dans cette section, dont le Lieutenant.
Les pertes Viet Minh sont importantes, mais les nôtres également. Deux Officiers tués, 2 disparus, 2 blessés, pour la troupe 80 à 90 Paras tués blessés ou disparus. Le lendemain du combat, retour sur les lieux, 3 camarades brûlés par le napalm; les tenues camouflées collées dans la chair. Ils erraient dans les bois. Il n’y a malheureusement pas grand-chose à faire pour eux. Les Viets ont creusé une grande fosse pour enterrer les leurs.
Après le moyen LAOS, ce fut le Haut LAOS, le 13 février, nous sommes parachutés dans la cuvette de MUONG-SAÏ, en renforcement de la garnison. Chaque sortie, nous mets en présence des Viets et plusieurs accrochages ont lieu. J’obtiens ma première citation.
Le 20 février, l’attaque est proche, mais le 21 et le 22, les troupes de Giap décrochent et remontent vers Dieu Bien Phu.
Début mars, retour à Hanoï pour 2 à 3 jours de permission. Nous complétons nos Cie par des renforts venus de France; nous voilà de garde sur le terrain d’aviation GIA LAM où les Viet Minh ont saboté et détruit une quinzaine d’avions. Entre temps, quelques opérations de contrôle autour d’HANOÏ ont lieu.
Les rotations d’hélicoptères sanitaires et les commentaires des pilotes nous laissent présager le pire. Malgré tout, nous n’avons qu’une hâte : sauter dans la cuvette et donner un coup de mains aux copains. Nous savons maintenant que les Viets ont une artillerie lourde et une DCA bien masquée sur les positions hautes.
Enfin le 30 avril, nous sommes mis en alerte aéroportée, consignés dans nos quartiers. Il est conseillé d’écrire à nos familles… J’ai retrouvé la lettre envoyée à ma mère.
Le 2 mai, nous trouvera dans les hangars du terrain de CAT-BI. Le temps est couvert, il pleut, nous attendons les ordres. Les équipements et parachutes bien alignés. La journée s’écoule dans l’impatience et l’angoisse. Nous recevons la visite d’Officiers supérieurs, un Général, on boit on mange, on somnole. Vers 22 heures, il pleut toujours les GMC nous conduisent sous les ailes : embarquement. Une heure passe, enfin l’autorisation de décollage est donnée. Nous sommes engoncés dans nos équipements, avec le maximum de munitions et de vivres. En ce qui me concerne, j’ai en plus une gaine accrochée à la jambe droite contenant mitrailleuse et une 1ère bande de cartouches - environ 15 kg.
Je dois la larguer avant mon atterrissage. 2 h5 O de vol, c’est long, les Dakotas volent à très haute altitude au-dessus de la cuvette, pour éviter au maximum la DCA, puis ils plongent un par un vers l’axe de largage. Soudain notre avion bascule, tous feux éteints, amorce sa descente vers la DZ matérialisée par un T de flammes.
Au nombre de 12 par appareil, le passage doit être rapide pour les pilotes. L’avion tangue, sautille, il pleut, la porte est ouverte , l’ordre « debout accroché » nous arrache de nos sièges. le 1er à la porte, compte tenu de mon équipement, j’ai tout loisir de voir ce qui se passe en bas. C’est l’enfer; le largueur donne les dernières consignes; je vois monter vers l’avion des gerbes de balles traçantes et des éclatements d’obus de DCA. J’ai l’impression que je vais sauter dans un brasier, du feu des éclatements partout. « GO » c’est parti, nous sautons à 2OO mètres environ, atterrissage ultra rapide, tirs de tous côtés. Nous arrivons en pleine attaque Viet Minh sur « HUGUETTE IV » Notre mot de ralliement est « ELIANE ». Nous sommes quelques-uns à être récupérés par des Légionnaires, dans un blockhaus plein de blessés. L’odeur est terrible, nous voici dans l’ambiance.
Au petit matin, après un regroupement des plus périlleux, nous progressons avec beaucoup de difficultés, sous des tirs d’artillerie , vers « Eliane III » puis « Eliane II ». Notre Commandant de Cie est le Capitaine Pouget. L’installation sur « Eliane II », en relève de la 1/13 DBLE s’effectue sous quelques tirs de 105 et de mortiers. Nous prenons position dans les tranchées et blockhaus laissés vacants. La 2ème Cie du Capitaine Edme est implantée dans le dispositif partie haute côté sud-ouest. La 3ème Cie, dont je suis, est en partie basse de la position. La pluie et l’artillerie ont rendu les postes de combat dans un état épouvantable, tranchées inondées, avec parfois des asticots, l’odeur est présente partout.
Le blockhaus qui m’est attribué est à moitié rempli de détritus. Une vingtaine de caissons sont stockés pour alimenter la mitrailleuse. Au nombre de 5 dans ce poste, moi comme tireur, R. GOURDIN chargeur 2ème tireur, 3 Paras vietnamiens comme pourvoyeurs et protection des pièces. A travers le créneau de cette casemate, nous pouvions voir à environ 80 mètres les arrivées des tranchées V.M. Un réseau de barbelés servait de no man’s land; on entendait les Viets travailler dans leurs tranchées, bruits d’outils, sons de voix. Quelquefois une silhouette apparaissait, aussitôt allumée par nos tirs.
Les ripostes sont vives, précises. Nous économisions nos munitions.
Les 4 et 5 mars, la position est harcelée par divers tirs de mortiers et souvent de 105. Tout déplacement pose problème, les snipers Viets sont précis et causent quelques pertes.
Le 6 mai à la levée du jour, on aperçoit sur le bord d’une tranchée Viet, des charges d’explosif, entreposées vraisemblablement pour une prochaine attaque. Les Sergents TRESENS, BORDAS, et le Sergent-chef QOUK rejoignent ma position. Après analyse, et à leur demande, je me porte volontaire pour ramener ces charges.
GOURDIN me couvre avec la mitrailleuse, à travers les chicanes, je rampe vers les positions adverses, mais je suis repéré, et les premiers tirs d’armes automatiques encadrent mon parcours. Je ramène une première charge sans difficulté. Le paquet pèse environ 10 kg, armé de détonateurs. Je repars pour la seconde, ça bouge dans les tranchées V.M, j’entends des cris, c’est sous un déluge de feu que je fais le deuxième voyage - mortier de 80 et 120 et toutes armes - Je suis blessé au mollet et au genoux droit. J’ai repéré une 3ème charge, près d’un cadavre V.M, je tente un troisième passage, mais la violence du feu m’interdit d’aller plus loin , je fonce vers ma position. Cette action me vaut une seconde citation. (Le Capitaine POUGET relate cette action, de manière quelque peu romancée, dans son livre « Nous étions à Dien Bien PHU » pages 333, 334, 339 et 340).
Le reste de la journée passe à subir des tirs de réglage V.M. Nous constatons une forte activité dans leurs positions. Quelques blessés, un voltigeur de ma pièce, tué. Il est installé dans un creux du blockhaus sur un tas de vieux vêtements. Nous savons maintenant que le gros coup se prépare. Des patrouilles légères VM s’approchent de nos installations sans trop insister, après quelques pertes.
En attendant, nous prenons un peu de repos et partageons notre dernière boîte de sardines, avec un bon coup de « vinogel ». Nous ne sommes plus que 3 survivants dans le blockhaus. R. GOURDIN, un Vietnamien et moi-même; suite à l’action matinale mes vêtements sont trempés, en lambeaux. J’ai pour tenue un pull dont j’ai coupé les manches et enfilé en guise de culotte, pieds nus - C’est ainsi, que je finirai la bataille, et la plus grande partie de la marche vers les camps -
Dans l’après-midi, une grande activité dans les tranchées VM; et après une heure de grand calme, le déluge; il est environ vers 17 heures, une avalanche d’obus de tous calibres s’abat sur nos positions, avec une précision diabolique. Pendant près de 2 heures, nous subissons un déluge de feu d’acier. La nuit tombe, c’est maintenant au tour des Dakotas de parachuter des lucioles pour éclairer la scène d’une couleur jaunâtre.
Soudain le calme revient. Pas pour longtemps, les premiers fantassins V.M débouchent des tranchées . Ils ont compris, plus d’attaques frontales en vague d’assaut, ils s’infiltrent dans nos positions de toutes parts. La fusillade est terrible, notre batterie de 105 restante et nos mortiers tirent sans arrêt. Ma mitrailleuse ne chôme pas, en 1 heure, 1heure 30 je passe une dizaine de caissons… L’attaque ralentit légèrement sur mon axe, mais ça déborde côté gauche, sur le sommet du piton. On ne s’entend plus, une charge explosive frappe mon créneau et vient à bout de ma mitrailleuse, inutile de chercher à la démonter, je récupère rapidement une carabine US M1, une bande chargeur et avec mon camarade GOURDIN, à travers le dédale des tranchées, souvent à découverts, les Viets courants à quelques mètres, nous attaquons une dangereuse remontée vers le sommet de la position, accompagnée par quelques Paras survivants de la première ligne, dont mon Commandant le Capitaine POUGET. Chacun tire pour forcer le passage, j’ai perdu mon 3ème Para Vietnamien. La 2ème Cie subit maintenant la poussée V.M, et nous a forcément dans sa ligne de mire. Enfin, la chance est avec nous; nous arrivons à nous établir tant bien que mal dans de nouvelles positions presque au sommet du piton.
Le Capitaine POUGET a disparu, seul GOURDIN est avec moi. Nous sommes auprès du Capitaine EDME, DIEN BIEN PHU est un brasier. Il doit être environ 22 heures, le combat fait rage sur l’ensemble du dispositif, ils sont dans nos tranchées souvent à moins de 5 mètres; cela se règle à la grenade, au PM, avec tout ce qui tombe entre nos mains. Le rapport de force est incalculable, nous ne sommes maintenant qu’une centaine de Paras en état de combattre, dont beaucoup de blessés. Les Viets attaquent à l’échelle du régiment, leurs renforts arrivent sans cesse. Nous nous replions en combattant pied à pied vers le sommet avec des pertes effroyables. Les blessés sont installés souvent dans des alvéoles creusées au flanc des tranchées, au-dessus du niveau de l’eau. Des gémissements, des cris de rage… et les Viets qui hurlent leurs slogans à la noix ! Au milieu de la nuit, nous ressentons une sorte de forte vibration sur la position, nous apprendrons plus tard que les Viets, à travers un souterrain creusé jusque sous le PC, ont fait partir une charge d’explosif d’environ 1T5. Lourdes pertes à la 2ème Cie ( le cratère est encore visible de nos jours sur « Eliane II »)
Dans mon secteur, seulement une poignée de survivants , la plupart blessés. J’ai eu le flanc droit criblé par des micros éclats de grenade. Nous nous retrouvons dans le blockhaus du Capitaine EDME. Il y a là GOURDIN blessé, Gaston BOSCHETTI blessé, Georges ASCENSIO blessé (radio du Cap. POUGET) et 4 à 5 autres Paras dont j’ai perdu le nom, et un Lieutenant DLO. Les Viets passent en courant devant l’entrée pour nous grenader. Sur le toit d’autres creusent une sape, pour faire sauter l’ouvrage. Le Capitaine EDME demande au dernier 105 de la cuvette de tirer directement sur nous. Les Viets reculent sous les obus, mais reviennent en nombre en gueulant de nous rendre. Nous nous préparons pour le baroud d’Honneur. La peur est dépassée, nous nageons en pleine inconscience, de toute manière nous n’avons plus de munition. Le Capitaine EDME hésite, mais devant l’inutilité du sacrifice et sur les injonctions DLO accepte de cesser le combat. Nous détruisons au mieux nos armes, épuisés, sans nourriture depuis la veille, presque sans eau, sans repos ni sommeil.
La ruée des bo-doï est immédiate, nous sommes séparés des gradés et des blessés intransportables, « …vous avez la vie sauve grâce à la bonté du vénérable Président Ho Chi Minh » ce slogan sera entendu souvent. Extraits du blockhaus sans ménagement, attachés par les mains et le cou, reliés au suivant par la même corde, nous sommes une dizaine à prendre la piste à travers les tranchées où baignent des cadavres. Accompagnés par des bo-doï et des coups de crosse. R. GOURDIN gravement blessé nous a quitté.
Nous allons marcher ainsi 2 jours environ, pieds nus sous la pluie, sur des pistes rendues glissantes. Les chutes se font en chaîne. Avec pour tout vêtement mon pull enfilé par les jambes… j’ai fière allure ! Nos malheurs rendent nos gardiens joyeux. Au bout de 3 jours, premier regroupement avec d’autres prisonniers, puis 2 jours de repos aux cours desquels nous subissons des interrogatoires dirigés par des officiers V.M et des commissaires politiques, et en permanence la propagande sur la clémence de l’oncle Ho, à qui nous devons la vie…
Maintenant la fatigue se fait sentir, le relâchement nerveux, la malnutrition, les conditions de détention, la pluie quasiment quotidienne, et les brimades pèsent. Les blessures s’infectent.
La marche reprend vers un nouveau centre de regroupement plus important. La ration journalière de riz ne dépasse pas 4OO gr, les moyens de cuisson sont aléatoires et posent de graves problèmes. Une forte colonne de prisonniers nous rejoint; stupeur, ils sont pour la plupart en treillis, bien chaussés, sac au dos plein de victuailles. Ils ne partagent rien, nous nous perdons en conjoncture à leur sujet. Après cette halte, la marche va reprendre pratiquement sans interruption vers les camps. Durant la dernière halte, le tri des prisonniers a été accompli; chaque nationalité est regroupée séparée des autres. La marche va durer 44 jours, nous marchons souvent la nuit de 20 à 30 km.
Dans les premiers jours, j’ai pris en charge un compatriote l’Adjudant-Chef MILLILERI du 6ème BPC qui blessé plus gravement que moi, avait des difficultés pour se déplacer. Pendant une bonne quinzaine de jours, je l’ai porté, tiré, poussé attendu à la halte pour réserver son riz, jusqu’à ce que les gardiens nous séparent. Nous nous sommes retrouvés avec émotion par la suite, en permission à AJACCIO, et plus tard au 3ème RPC en ALGERIE.
Durant ce périple, taraudé par la dysenterie, l’épuisement, la faim, les dartres amanites, je traîne en queue de convoi près du dernier Bo-doï. Mes «arrêts techniques» de plus en plus fréquents finissent par le lasser, il me laisse seul dans un buisson en bordure de la piste où je me suis réfugié. Sans doute croyait-il que ma fin était proche… Là je rencontre un camarade dont j’ai oublié le nom, dans le même état , nous sommes seuls sur la piste. La jungle de part et d’autre, le ventre creux sous la pluie, sans aucune idée de notre position. Notre escapade sera de courte durée, en fin d’après-midi une dizaine d’énergumènes armés de vieux fusils et d’arbalètes nous sautent dessus en hurlant, nous ligotent, et nous traînent quelques kilomètres plus loin, dans un petit village où nous sommes attachés chacun à un pilori de soutien d’un cagna. Nous passons la nuit assis sans nourriture sous l’oeil indifférent de paysans. Au préalable un responsable politique nous fait une longue leçon, nous interroge sur nos intentions, et nous menace en cas de récidive d’être fusillé. Au matin, détaché, une jeune femme nous apporte une boule de riz, quelques légumes. Mon pull en lambeau ne recouvre plus grand chose, afin de ne pas choquer la pudeur des habitants, il m’est remis un morceau de toile de parachute, que j’adapte en paréo. Cette tenue rudimentaire a au moins le mérite d’atténuer la gêne causée par mes dartres amanites qui s’apaiseront un peu. Ainsi équipé, accompagnés d’un Bo-doï nous reprenons la piste. Cette séance de nuit, nous a un peu plus affaiblis, nous marchons quelques jours pour rejoindre un convoi à l’arrêt dans une clairière.
La marche de la colonne a repris. Le commissaire politique entre deux harangues sur les vertus du communisme nous raconte la progression de la négociation de la convention de Genève avec M. MENDES FRANCE; et surtout il insinue que bientôt selon notre comportement, notre libération pourrait être envisagée… En attendant nous arrivons au camp 73, quelques cagnas ouvertes à tous les vents, un bas flanc de chaque côté en bambou tressé nous accueillent, une trentaine par paillote sans couverture et sans natte. Après les exhortations de rigueur par les responsables politiques V.M, les mises en garde en cas d’évasion, et les détails du programme qui nous attendaient, chacun rejoint son coin.
Le programme: le matin réveillé très tôt pour le rassemblement devant les autorités, pour exprimer un remerciement unanime à l’oncle HO pour sa politique de clémence. Puis, suivait un cours politique sur les vertus du communisme, le respect dû à ses dirigeants et des séances d’autocritique individuelles. Il était de bon ton d’énoncer des atrocités que nous n’avions pas commises; les réticents étaient sanctionnés par la diminution des rations, des corvées supplémentaires qui dans notre état de délabrement physique et moral étaient souvent fatales.
Nous avions 2 repas quotidiens, le matin et vers 17 heures, composés de riz et exceptionnellement de 3 patates douces, et rarement de 5 gr de gras de porc. Malgré cela les corvées étaient incessantes: le bois à 5 km environ, pour le ravitaillement de riz et de sel, équipé de balancier, il nous fallait une grosse journée de marche sous les insultes permanentes de nos gardiens. Les conseils dirigés des commissaires politiques étaient notre lot quotidien, la mortalité devenait inquiétante, 3 à 4 hommes mouraient chaque jour et beaucoup plus les derniers jours. Mais selon les Viets, c’était les mouches… les feuillets à ciel ouvert étaient à proximité des cagnas, armés de tapettes en bambou, 50 mouches abattues valaient une mauvaise banane ou un morceau de sucre roux. C’était toujours ça, pour agrémenter les menus des plus affaiblis.
Les bruits de libération commençait à courir parmi nous, relayés par nos gardiens. Le moral remontait fin juillet et un certain relâchement se faisait sentir sans pour autant voir améliorer nos conditions de vie.
Il nous a été demandé de faire une lettre de remerciements au Président HO CHI MINH, pour sa politique de clémence et les bons traitements reçus.
Des hommes brisés physiquement moralement écrivaient cette prose, qui transmise par le Viet Minh, allait alimenter un certain journal en FRANCE pour rassurer ses lecteurs des bienfaits de notre captivité sur nos esprits.
Il serait trop long ici d’écrire dans le détail, les péripéties quotidiennes de la captivité, la somme de nos souffrances et les humiliations endurées. Beaucoup ont laissé leur vie dans ce village. Les tombes ouvertes et refermées, par des camarades épuisés, à la limite de leur force, sont disséminées tout autour du village.
L’heure de la libération est arrivée, malgré quelques fausses joies, de faux départs orchestrés par les commissaires politiques et le chef de camp. Enfin, nous rassemblons nos hardes, nous voilà partis le coeur plein d’espoir. En marche un jour et demi, nous longeons un fleuve sur lequel de grosses péniches ramènent vers leur camp des prisonniers V.M. libérés par les Français. Ils sont bien vêtus, sac au dos rempli, ils ne respirent pas la joie, il semble que le retour leur pose problème… nous arrivons au village de SAM SON en fin d’après-midi, dans un décor de banderoles de fête et entendons des slogans politiques pour la paix V.M. D’autres convois de prisonniers nous rejoignent pendant 3 à 4 jours. Nous sommes engraissés pour effacer nos misères…
Le dernier jour grande fête populaire, alors que les convois des différents camps sont réunis. Osmose avec la population du village, chants, distribution de bananes, de 2 cigarettes marquées «La Paix dans le Monde», danse des villageois… notre impatience est de plus en plus grande.
Au dernier moment , ultime alerte «pédagogique» le responsable des festivités annonce avec tristesse, les larmes aux yeux, que les accords sont suspendus «…les Français ne rendent pas leurs prisonniers…les bateaux ne sont pas venus nous chercher…» Grosse déception, moral à zéro. Il faudra encore quelques heures d’insupportable angoisse pour que tout rentre dans l’ordre; nous sommes dirigés vers la plage de Sam Son. Vêtus de neuf de la tenue des soldats Viet Minh, sac au dos, casque de latanier, chaussés de sorte de tennis, nous avons fière allure et attendons la délivrance. Au matin, enfin les médecins Français accompagnés de responsables V.M viennent prendre livraison des survivants. A la tristesse de leur regard en découvrant notre état, nous comprenons notre immense changement physique; avec 20 kg de moins, je faisais partie des mieux portant…
Ce 28 août nous embarquons sur les LCT, les commissaires politiques pousseront l’hypocrisie jusqu’au bout, en venant nous dire adieu avec presque des larmes…Sitôt à bord, d’un seul élan, les casques en latanier et les sacs à dos sont jetés à la mer devant les V.M. outrés par ce geste. Que dire de plus ? un bon repas à bord, bien entouré, nous arrivons à HAÏPHONG.
Là nous pouvons enfin nous laver, désinfecter, recevoir les premiers soins… et passer à l’interrogatoire de la Sécurité militaire, vraisemblablement en recherche de converti au communisme. Après plusieurs jours de repos, on sera transféré à l’hôpital de DALAT.
Le 26 septembre, nous embarquons pour SAÏGON sur le S/S Skogun direction La FRANCE. A bord, des remarques blessantes à l’encontre de certains blessés, de la part de marins sans doute proche du parti communiste. Débarquement à Marseille le 20 octobre 1954 où la plupart d’entre nous retrouvent leur famille.
Raymond Lindemann après sa libération. À Hanoï, le 4 ou 5 septembre 1954.
Il manque pas mal de kilos!